Ulysse : « Je vois que nous, les vivants, / nous ne sommes que phantasme et vaine ombre ». --Sophocle, Ajax, p. 435. Le coryphée : « On ne peut plus faire que ce n’ait pas eu lieu ». --Sophocle, Ajax, p. 444. S’opposent dans l’Ajax de Sophocle, probablement jouée vers 450-440 avant notre ère, le moment où, « pris de délire » (le coryphée, p. 436), Ajax fils de Télamon massacre bœufs et moutons et cet autre moment où, « redevenu sensé » (Tecmesse, p. 439), il contemple le spectacle sanglant de son crime. D’une part, l’action, décrite à plusieurs reprises dans la pièce ; d’autre part, la conscience de cette action : Ajax saisit, appréhende ce qu’il a fait. Cette prise de conscience est on ne peut plus douloureuse. Sa violence dépasserait même celle du massacre et c’est elle qui conduit directement au suicide du héros. Tecmesse, qu’Ajax avait enlevée et qui devient son épouse, la mère de leurs deux enfants, souligne cette opposition : Ajax, au moment de la boucherie, « y prenait plaisir » ; mais après, une fois que « le mal le laisse respirer / il est pris tout entier d’un pénible chagrin » (p. 440). On passe donc du « plaisir » au « chagrin ». Or, pendant le carnage et comme le laisse deviner déjà la formule de Tecmesse selon laquelle Ajax ait pu être pris ou abandonné par « le mal », Ajax n’est pas tout à fait lui-même. Il est comme dépossédé. Il est (de plusieurs manières) ignorant. Tecmesse décrit ainsi la violence du massacre et souligne très précisément en quoi il n’est pas identique à lui-même : Oï ! il est revenu de là-bas, de là-bas menant des bêtes attachées. Il égorge les unes sur le sol, il coupe les autres, leur sépare les deux flancs. Il prend deux béliers à pattes blanches : l’un il lui coupe la tête et le bout de la langue et les jette ; l’autre il l’attache debout contre un poteau, il le cingle du double fouet qu’il se fait avec un licol de cheval, il l’injurie de jurons qu’enseigne un démon plutôt qu’un homme. (p. 439) Le langage d’Ajax, les paroles injurieuses qu’il prononce en commettant son crime, viendrait (ou semblerait venir) d’ailleurs. Le démon grec (δαίμων), un esprit bon ou mauvais, est un intermédiaire entre les dieux et les hommes. Ajax serait ici le porte-parole d’un autre (divin). Un autre parle et agit à travers lui. C’est que, comme nous l’apprend Sophocle, Ajax n’agissait pas en connaissance de cause. Il n’avait pas l’intention de massacrer du bétail. C’est aux Grecs qu’il en voulait (à commencer par Ulysse), mais Athéna l’a empêché de teindre ses mains de leur sang : « Il l’aurait fait si j’avais été négligente », dit-elle (p. 431). Elle explique ainsi à Ulysse sa tromperie : Moi, je l’ai écarté, j’ai jeté sur ses yeux la lourde illusion d’une joie funeste. Je l’ai détourné vers le troupeau des bêtes, butin indivis que des bouviers gardaient. Il s’est rué au carnage des bêtes à cornes, leur brisant l’échine à la ronde. Il pensait tantôt tuer de sa main les deux Atrides tantôt fondre sur un autre chef. J’excitais cet homme en proie à la démence, je le poussais dans le piège. (p. 431) C’est après cette explication d’Athéna qu’Ulysse se lamente sur le sort des hommes en général : « Je vois que nous, les vivants, / nous ne sommes que phantasme et vaine ombre » (p. 435). Ajax, donc, s’est « couvert de honte » pendant la nuit (p. 438) et pourtant il agissait malgré lui, le jouet d’Athéna. Le jugement de Tecmesse peut étonner : « contempler son propre mal / dont personne que lui n’est cause / lui promet de grandes douleurs » (p. 439). Il se jetait sur les bêtes « comme sur des hommes » (p. 441). Ajax regrette—c’est le moins qu’on puisse dire—ce qu’il a fait : « j’ai répandu leur sombre sang ! » (p. 444), mais l’acte ne peut être défait. Il reconnaît le rôle qu’a joué Athéna (« la fille de Zeus […] / m’a fourvoyé, m’a inspiré / cette rage de m’ensanglanter les mains sur des bêtes », p. 447) et le coryphée corrobore la sincérité de son discours. Cette fois, dit le coryphée, personne « ne trouvera que ton discours / te fut dicté, il vient bien de ton cœur » (p. 448). Ajax ne s’en suicide pas moins. Prétextant d’aller « aux vains, aux prairies littorales » pour se « nettoyer de [ses] souillures » et pour échapper à la rancune d’Athéna, il se rend en fait en un lieu « que personne ne fréquente » pour y enfouir son épée (p. 434). En effet, il enfouit la lame sacrificielle puis il se suicide en se jetant sur celle-ci. Les oppositions entre l’action et la prise de conscience, entre le plaisir et le chagrin, entre un Ajax dément et un Ajax « redevenu sensé », structurent donc la pièce et expliquent (d’une certaine façon) le suicide du héros : celui-ci ne pouvait supporter la pensée qu’il avait fait cela. Qu’en est-il de l’Ajax de Sophocle à la Renaissance ? Faute d’une bibliographie exhaustive, on constate que la Bibliothèque nationale de France possède plusieurs éditions du XVIe siècle, notamment ceux-ci : un volume en latin contenant plusieurs pieces, intitulé Sophoclis Ajax flagellifer et Antigone ejusdem Electra, Georgio Rotallero interprete, Lugduni, S. Gryphium, 1550 ; et cet autre recueil, Tragoediae selectae Aeschyli, Sophoclis, Euripidis, s.l., 1567. On y trouve aussi ce volume exégétique : Commentatio explicationum omnium tragoediarum Sophoclis, cum exemplo duplicis conversionis, Joachimi Camerarii,... Accessit rerum et verborum... index, Basileae, ex off. J. Oporini, 1556. Pour les poètes de la Pléiade, le suicide d’Ajax prenait parfois un sens allégorique. Ronsard, par exemple, compare cette violence à celle des guerres de religion : …n’ayant trouvé qui par armes le domte De son propre cousteau soymesmes se surmonte. Ainsi le fer Ajax fut de soy le veinqueur, De son propre cousteau se transperceant le cueur[1]. Ronsard se souvenait également des raisons pour lesquelles Ajax en voulait aux Grecs : à Ulysse et non à lui étaient passées les armes d’Achille. Dans on « Epistre […] à Charles, Cardinal de Lorraine », Ronsard remercie celui-ci : il n’a pas commis la même erreur. Jean Dorat n’a pas été privé de son dû : Tel acte en bon conseil passa celuy des Grez, Qui davant Ilion ordonnerent, apres Qu’Achille fut tué par segrette malice, (Fraudant le grand Ajax) ses armes à Ulysse, Couhard & malhabile à suporter le faix D’un tel bouclair d’acier si fort & si espaix : Ainsy ayant les Grecz permission d’élire Le meilleur de l’armée, ilz choisirent le pire, Et par faute d’avoir le jugement entier, Firent un rien-ne-vaut d’un vaillant l’héritier. Mais vous, mon cher seigneur, d’une prudence caute Des Grecs malavisez avez fut la faute[2]. [1] Ronsard, Œuvres complètes, éd. Paul Laumonier, Paris, SFTM, 1921-75, vol. XI, p. 23. [2] Ronsard, Œuvres complètes, éd. Paul Laumonier, Paris, SFTM, 1921-75, vol. VIII, p. 337-38. De même, dans le Livret des Emblemes (1536) d’Alciat, Ajax est présent, pour illustrer ce vers de Sophocle : « Les dons d’un ennemi ne sont dons ni profits » (p. 454), d’où Alciat tire les vers suivants : Contre les Dons dennemis. Ajax & Hector sentredonnent, Une espee & une ceincture. Mais telz dons tresgrand malheur sonnent, Selon quen advint laventure. Ajax eust de lespee jacture. Hector n [=en] charroy est traine. Sa corroye tiroit la voicture. Ainsi ont contre eulx estrene[1]. Un deuxième emblème souligne qu’Ajax a été privé de ce qui lui est dû : Victoire acquise par fraulde. Vertu suis sur ce tombeau paincte, Rompant mes cheveulx & visaige: Qui faiz pour Ajax ma complainte, Quon priva de son droit usage: Car Ulysses par beau langage Eust les armures Dachilles: Ainsi beau parler faict dommaige, Et a maintz droictz anichile[2]. L’image qui accompagne ces vers dans l’édition de 1549 donne à voir une femme encore plus violemment touchée par la mort d’Ajax que l’édition de 1536. On retrouve Ajax dans un autre recueil d’emblèmes, les Emblemata de Reisner. A part dans le Livret des Emblemes d’Alciat, où trouve-t-on des représentations artistiques d’Ajax à la Renaissance ? Dans différentes éditions des Métamorphoses d’Ovide (1522, 1526, 1606 (une gravure d’Antonio Tempesta) ; ou encore dans la Sala di Troia (d’après des desseins de Jules Romain) du palais ducal à Mantoue (Milan, Italie). Bref, L’histoire d’Ajax comporterait à la Renaissance, chez Alciat, chez Ronsard, et ailleurs, un certain nombre de « mises en gardes » : les couteaux peuvent se retourner contre celui qui les possède ; il est possible (mais non inévitable) que l’on ne récompense celui qui le mérite. [1] http://www.emblems.arts.gla.ac.uk/french/emblem.php?id=FALa113 [2] http://www.emblems.arts.gla.ac.uk/french/emblem.php?id=FALa009 Voir aussi http://www.emblems.arts.gla.ac.uk/french/emblem.php?id=FALa038 Ovide - 1526 Ovide - 1606 Reisner, Emblemata Bibliographie :
-Les Tragiques grecs, tr. Jean Grosjean, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1967.
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AuthorPhillip John Usher is Assistant Professor of French at Barnard College, Columbia University. His research brings together Renaissance Studies and classical reception alongside key thinkers and practices of visual studies and cultural geography. ArchivesCategories |